L'interprétation évolutive, dynamique et consensuelle de la Convention européenne des droits de l'Homme par la Cour européenne des droits de l'Homme
Requête n° 34503/97

Accroche

L'arrêt Demir et Baykara rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme du 12 novembre 2008 a précisé l'étendue de la garantie de la liberté syndicale, consacré à l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif à la liberté de réunion et d'association.

Structure de l'arrêt selon Frédéric Sudre :

  1. Interprétation de la Convention à la lumière d'autres instruments internationaux : p. 76, 85, 86.
  2. Le droit pour les fonctionnaires municipaux de fonder des syndicats : p. 97, 98, 125, 126.
  3. L'annulation de la convention collective conclue et appliquée depuis deux ans entre le syndicat Tüm Bel Sen et l'administration : p. 153, 154, 168.

Faits :

En l'espèce, la Cour était appelée à se prononcer sur l'exercice des droits syndicaux des fonctionnaires turcs. Ceux-ci avait fondé un syndicat et négocié avec la commune de Gaziantep une convention collective en janvier 1993. Cet accord visait à régir l'ensemble des conditions de travail et de rémunérations des fonctionnaires employés de cette municipalité. Au mois de juin, cependant, le syndicat saisit les juridictions civiles turques arguant que la municipalité de Gaziantep n'aurait pas respecter certaines des obligations souscrites dans le cadre de la convention collective.

Procédure :

Le tribunal de grande instance de Gaziantep saisi par le syndicat, faisant droit à la requête, condamna la commune. Il estima notamment que si la loi nationale ne comportait pas de dispositions expresses reconnaissant aux syndicats fondés par des fonctionnaires le droit de conclure des conventions collectives, cette lacune devait être comblée à la lumière des traités internationaux, tels que les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) déjà ratifiées par la Turquie, qui en vertu de la Constitution avaient force de loi au plan interne.
La Cour de cassation infirma et estima qu’en l’absence de loi spécifique, les libertés de se syndiquer et de mener des négociations collectives ne pouvaient être exercées. Elle indiqua qu’à l’époque à laquelle le syndicat requérant avait été fondé, la législation turque en vigueur n’autorisait pas les fonctionnaires à fonder des syndicats. Elle conclut que le syndicat n’avait pas acquis le statut de personne morale lors de sa création et n’était, de ce fait, pas habilité à agir en justice.
Après le contrôle exercé par la Cour des comptes sur la comptabilité de la municipalité de Gaziantep, les membres du syndicat durent rembourser le surplus de revenus perçu en application de la convention collective annulée.

Requête :

La requête a été introduite, par M. Demir, membre du syndicat, et Mme Baykara, présidente du syndicat, devant la Commission européenne des droits de l’homme le 8 octobre 1996. Elle fut transmise à la Cour le 1er novembre 1998, qui la déclara partiellement recevable le 23 septembre 2004. Par un arrêt de chambre du 21 novembre 2006, la Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 11 de la Convention.
Le 21 février 2007, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention. Le 23 mai 2007, le collège de la Grande Chambre a accepté ladite demande.

Griefs des requérants :

Les moyens invoqués étaient fondés sur la violation, par les autorités nationales turques, ds article 11 et 14 de la Convention. Selon eux, ces dispositions garantissaient tant le droit de fonder un syndicat, que celui de négocier et conclure une convention collective.

Arguments du gouvernement turc :

La Turquie, à l'instar des requérants, appelait la Cour à « examiner le grief concernant l'annulation de la convention collective séparément du grief portant sur le droit pour les requérants de fonder des syndicats » (p. 132).
Au grief tiré de la violation de l'article 11, le gouvernement turc opposait une exception d'incompatibilité rationae materiae considérant que ces dispositions excluaient les fonctionnaires de leur champ d'application. En ce sens, tout en reconnaissant la consécration constitutionnelle du droit syndical, la Cour de cassation avait opéré une distinction entre « certains droits et libertés cités dans la Constitution (…) directement applicables aux justiciables et d'autres [qui] ne l'étaient pas » (p.26). Rattachant la liberté syndicale à cette dernière catégorie, la Cour de cassation avait conclu qu'en l'absence d'un aménagement législatif, les fonctionnaires ne disposaient pas de prérogatives syndicales dans l'ordre juridique interne.
A l'appui de ce moyen devant la Cour européenne, la Turquie invoquait l'article 11, qui admet dans son dernier alinéa « que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l’État ». De ces dispositions, le gouvernement turc déduisait qu'en tant que « membre (..) de l'administration de l’État », les fonctionnaires municipaux ne pouvaient se prévaloir de l'article 11 de la Convention.

Formation :

L'arrêt de Chambre, 2ème section, du 21 novembre 2006, Demir et Baykara contre Turquie avait déjà suscité un vif débat. La solution solennelle de la Cour dans son arrêt de Grande Chambre du 12 novembre 2008 n'est pas de nature à l'apaiser.

Questions contentieuses soumises à la Cour :

Les deux questions contentieuses soumises à la Cour étaient d'une assez grande netteté et lui offraient une importante occasion de clarification : l’État défendeur pouvait-il, sans contrevenir aux exigences de l'article 11, dénier aux fonctionnaires municipaux le droit de fonder un syndicat ainsi que le droit de conclure des conventions collectives?

Problème juridique :

En quoi, la prise en compte de dispositions normatives externes est-elle gage d'une garantie plus effective des droits et libertés de la Convention européenne des droits de l'homme et notamment de l'article 11 dont relève de la liberté syndicale?

Conclusion de la Cour :

La Cour européenne des droits de l'homme conclut, à l’unanimité : à la violation de l’article 11 de la Convention à raison de l’ingérence dont les requérants, fonctionnaires municipaux, ont été victimes dans l’exercice de leur droit de fonder des syndicats ; et à la violation de l’article 11 à raison de l’annulation rétroactive de la convention collective conclue par le syndicat à l’issue de négociations collectives avec l’administration.
Eu égard à ses conclusions sur le terrain de l’article 11, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner séparément le grief fondé sur l'article 14.

Plan :

La Cour a ainsi consacré officiellement le droit de mener des négociations collectives avec l'employeur comme droit protégé par la Convention européenne. On constate donc qu'aux prix d'un revirement de jurisprudence, la Cour a enrichit le concept de la liberté syndicale par l'insertion du droit de mener des négociations collectives dans l'article 11 de la Convention. (I]) Il est désormais certain qu'elle s'autorise à mettre en synergie toutes les sources européennes des droits de l'Homme pour reconnaître aux droits sociaux une portée nouvelle et grandissante, notamment comme le prouve cette affaire, par la conventionnalisation rampante de la Charte sociale européenne afin de garantir la liberté syndicale. (II])

I] La dynamique du droit de la liberté syndicale selon les juges européens.

Chapeau

Nous allons présenter en premier lieu, la consécration conventionnelle des mesures nécessaires au respect de la liberté syndicale (A]) et en second lieu la garantie effective des et libertés de la convention par la biais de la méthode consensuelle d'interprétation (B]).

A] La consécration conventionnelle des mesures nécessaires au respect de la liberté syndicale

1) Origine de la liberté syndicale :

L'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme énonce les axes de la liberté syndicale. En effet, cet article dispose de la liberté de réunion et d'association : « Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats ou de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ».
La liberté syndicale est une déclinaison spéciale de la liberté générale d'association (CEDH, 27 octobre 1975, Syndicat national de la police belge contre Belgique). C'est une liberté individuelle par ses titulaires et nécessairement collective par son mode d'exercice. Elle se situe entre les droits civils et politiques d'une part, et les droit économiques et sociaux d'autre part. Elle constitue par ailleurs le seul droit social consacré comme tel par la Convention.
Selon la conception de la Cour, la liberté syndicale suppose que soit garanti le rôle des représentants du personnel dans le processus d'élaboration des conditions d'emploi, notamment par échange avec l'employeur.

2) Consécration d'éléments essentiels :

La mise en œuvre du droit syndical est donc laissée à l'appréciation de l’État (CEDH, 27 octobre 1975, Syndicat national de la police belge contre Belgique) qui doit néanmoins en respecter les grands principes définis par la Cour. Celle-ci a pu préciser que ce qu'exige la Convention, c'est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l'article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres » (CEDH, 17 juillet 2007, Satilmis contre Turquie). De manière plus précise, si la négociation collective et la conclusion de conventions collectives peuvent constituer des modalités de défense des intérêts représentés par le syndicat, la liberté syndicale ne s'y réduit pas (CEDH, 2 juillet 2002, Wilson National Union of journalists et a. contre Royaume-Uni). En effet, dans cet arrêt, la Cour a reconnu « implicitement mais nécessairement que le droit à la négociation collective est inhérent à la liberté syndicale ».
Toutefois, en l'espèce, la Cour a estimé que cette jurisprudence devait être « revue » afin de conclure que, plus qu'un instrument de la liberté syndicale, le droit de mener des négociations collectives en est « devenu un élément essentiel » (p. 154) contrebalançant la marge d'appréciation laissée aux États quant aux mesures nécessaires au respect de cette liberté. De plus, sans cet élément essentiel, le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance (p. 144).
On constate une volonté de clarification par le biais d'une liste d'éléments essentiels pouvant évoluer (p. 145) « en fonction des développements caractérisant le monde du travail » (p. 146).
Pour autant, la qualification abstraite de ce droit comme élément essentiel n'aurait pas de conséquence véritables. En effet d'après la doctrine, la Cour continuerait seulement de préférer « le droit au maintien de l'accord conclu » au « droit à la conclusion de l'accord ».

3) Incertitudes quant au droit de mener des négociations collectives :

L'insertion du droit de mener des négociations collectives au sein des éléments essentiels de la liberté syndicale lui confèrent un statut qui n'est pas pleinement limpide. Certes, d'après la solution de la Cour en l'espèce, il pourrait être avancé que le refus de protéger un droit ainsi qualifié emporte désormais, de fait, violation de l'article 11. Pourtant, le raisonnement développé par la Cour semble quelque peu contredire cette analyse.
En effet, elle se fonde sur des éléments factuels pour relever que « les négociations collectives menées en l'espèce et la convention collective conclue en conséquence constituaient pour le syndicat concerné des moyens essentiels de promouvoir et assurer les intérêts de ses membres » (p. 157). Est-ce à dire alors, qu'à contrario, la Cour aurait pu estimer que le droit de négociation collective n'était pas essentiel? La cour ne détaille pas si ce droit se limite au seul droit d'engager des négociations avec l'employeur ou va jusqu'à exiger des conséquences normatives pour les parties au terme de ces négociations.
Selon Nicolas Hervieu, « entre ces deux extrêmes, il pourrait s'agir d'une addition d'une obligation négative de résultat a minima – ne pas faire obstacle à l'ouverture des négociations - et d'une obligation positive de moyens – assurer la jouissance effective de ce droit et donc garantir des conditions de négociations telles qu'elles ne rendent pas illusoire la conclusion de l'accord collectif. »
On constate aussi des incertitudes quant aux destinataires du droit de négociation. En effet, l'expression « droit de mener des négociations collectives avec l'employeur » pourrait éventuellement laisser sous entendre que le droit ici consacré ne concerne que la seule partie salariée, de sorte qu'il ne bénéficie pas à l'employeur, tant dans son aspect négatif que positif.

4) Un moyen d'action protégé :

Dans tous les cas, selon nous, en insérant le droit d'action collective au sein de cette liste d'éléments essentiels de la liberté syndicale, la Cour confirme ce que les observateurs n'avaient eu de cesse d'affirmer depuis l'arrêt de Grande Chambre du 25 avril 1996, Gustafsson contre Suède. La formation solennelle consacre officiellement le « droit de mener des négociations collectives avec l'employeur » (p. 154). Elle souligne « le lien organique entre la liberté syndicale et la liberté de conclure des négociations collectives ». Dès lors, les juges européens transforment la négociation collective en un moyen d'action protégé en soi par les exigences conventionnelles, par le biais de la méthode consensuelle d'interprétation.

B] La garantie effective des droits et libertés de la Convention par la biais méthode consensuelle d'interprétation.

1) L'interprétation consensuelle :

Cette affaire a permis à la Cour de préciser sa méthodologie en matière d'interprétation de la Convention. Celle-ci obéit aux principes posés par la Convention de Vienne sur le droit des traités dans ses articles 31, 32 et 33 (CEDH, 21 février 1975, Golder contre Royaume-Uni).
La Cour souligne tout d'abord l'importance de l'interprétation téléologique de la Convention (p. 65 et 66) : « s'agissant d'un traité normatif, il y a lieu de rechercher qu'elle est l'interprétation la plus propre à atteindre le but et à réaliser l'objet de ce traité et non celle qui donnerait l'étendue la plus limitée aux engagements des parties » (CEDH, 27 juin 1968, Wemhoff contre Allemagne). La Convention doit garantir effectivement les droits et libertés. La Cour rappelle que le respect de ce principe directeur implique l'utilisation de la méthode évolutive et consensuelle d'interprétation de la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles (p. 68). Ainsi comme son nom l'indique, cette méthode implique la recherche d'un degré de consensus reflétant des valeurs communes à partir des instruments nationaux, régionaux et internationaux.

2) Le cadre de référence :

Le cadre de la protection des droits de l'homme que constitue la Convention est donc appelé à évoluer en fonction des préoccupation contemporaines.
La Cour, dans une stratégie de globalisation des sources du droit de la Convention, affirme qu'elle « n'a jamais considéré les dispositions de la Convention comme l'unique cadre de référence dans l'interprétation droits et libertés qu'elle contient » et qu'elle « peut et doit tenir compte » de tous éléments extérieurs au seul système conventionnel afin de rendre les garanties concrètes et effectives et non pas théorique et illusoire (p. 67 et 85).

3) Conséquences l'interprétation consensuelle :

La Cour, suivant la méthode des petits pas, a progressivement étoffé le contenu du droit de fonder et de s'affilier aux syndicats et a réduit la grande liberté laissée aux États quant aux moyens par lesquels ces syndicats peuvent défendre leurs intérêts.
Le recours aux textes autres que la Convention semble donc particulièrement utile pour encadrer la marge d'appréciation des États lorsque la Cour entend définir de nouvelles obligations à leur charge (p. 69 et 70). En ce sens, cette démarche contribue à promouvoir une conception objective et réaliste des droits de l'homme et incite à voir dans la convention un « instrument de l'ordre public européen pour la protection des êtres humains » (CEDH, 23 mars 1995, Loizidou contre Turquie).
La Cour use dans l'arrêt Demir et Baykara, la méthode d'interprétation consensuelle pour souligner la contradiction des instruments et des pratiques internationales, européennes et nationales vis-à-vis de l'exception à cette liberté applicable aux membres de l'administration de l’État, prévue à l'alinéa 2 de l'article 11 (p. 107).

4) La recherche du dénominateur commun :

En internationalisant l'interprétation consensuelle, la Cour se libère de la contrainte du seul dénominateur commun européen. Il s'agit désormais, par l'utilisation combinatoire des sources internationales, des sources européennes et de la pratique des États membres, de mettre à jour « une communauté de vues dans les sociétés modernes » (p. 86) pour guider l'interprétation conventionnelle en cause. On comprend alors que la Cour s'arroge la maîtrise de la détermination du dénominateur commun « global » qu'elle pourra révéler selon la combinaison de ces différentes sources.
Dès lors, la recherche d'un dénominateur commun aux normes de droit international extérieures à la Convention est conçue par la Cour comme un moyen complémentaire d'interprétation, au sens de l'article 32 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969, « afin de clarifier la portée d'une disposition de la Convention que le recours aux moyen d'interprétation classiques n'a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude » (p. 76), peu importe que l’État partie ait ou non ratifié les conventions internationales pertinentes.
Pour autant, en l'espèce, le constat d'un dénominateur commun dans l'espace international et européen en faveur de la reconnaissance d'un droit de négociation collective s'inscrit surtout dans le registre de l'opportunité d'une politique jurisprudentielle.

II] La globalisation des sources du droit de la Convention européenne des droits de l'homme emportant violation de son article 11.

Chapeau

Dans un premier temps, nous étudierons le contrôle de nécessité réalisé par les juges européens à la lumière d'une convention internationale et dans un second temps, la conventionnalisation rampante de la Charte sociale européenne.

A] Un contrôle de nécessité réalisé à la lumière d'une convention internationale.

1) Le contrôle de nécessité :

La limitation prévue par l'article 11-2 de la Convention implique la possibilité d'un contrôle de la Cour sur les restrictions apportée. Pour rappel, une violation de l'article 11 peut être justifiée si elle « est prévue par la loi », qu'elle poursuit « un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l'article » et qu'elle est « nécessaire dans une société démocratique » (p. 159).
Sans effectuer un contrôle de proportionnalité, la Cour examine si l'atteinte porté au droit de la liberté syndicale par l'annulation de la convention litigieuse a pu être nécessaire dans une société démocratique. Or ce contrôle est réalisée de manière formelle (p. 164 à 168).

2) L'interprétation stricte :

La Cour a affirmé l'existence de « cas très particuliers » qui, parmi les fonctionnaires, pourraient ne pas bénéficier du droit de négociation collective (p. 154).
Bien qu'elle conteste le rattachement des fonctionnaires municipaux aux « membres de l'administration de l’État » (p. 97 et 107) – ce qui suffisait théoriquement à justifier l'application de l'article 11 à cette catégorie de salariés -, la Cour a entendu préciser la portée des restrictions prévues par le dernier alinéa de cet article. Elle a souligné, à cette occasion, que ces dispositions appelaient « une interprétation stricte » (p. 97) afin de ne pas altérer le droit garanti par la Convention, lequel vise, en substance, à permettre aux employeurs comme aux travailleurs de s'organiser afin de défendre leurs intérêts respectifs (Convention n° 87 de l'OIT concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948).
Au niveau, rationae materiae, les restrictions envisagées par l'article 11 visent donc uniquement les conditions d'exercice du droit syndical (et non son contenu). Au niveau rationae personae, elles ne sont susceptibles d'être appliquées qu'aux « membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l’État ». Évoquant plus spécifiquement les « membres de l'administration de l’État », la Cour a conclu que le dernier alinéa de l'article 11 n'avait pas pour objet de les exclure de son champ d'application.

3) L'inapplicabilité de la restriction :

Selon la Cour, seule « l'existence de circonstances particulières » serait susceptible de constituer un « besoin social impérieux » justifiant de priver un syndicat du droit de faire usage de la négociation collective pour conclure une convention (p. 168). De telles circonstances font ici défaut, l'annulation de la convention collective, conséquence du refus de reconnaître le syndicat en cause, emporte violation de l'article 11. Ainsi la Cour a condamné non seulement l'inertie du législateur turc, qui avait tardé à adopter les mesures législatives nécessaires à donner effet à la Convention de l'OIT n°87, mais également l'interprétation restrictive et formaliste » des textes de droit interne adoptée par la Cour de cassation. La Cour européenne a estimé que les juridictions du fond auraient dû se référer aux instruments juridiques internationaux afin de combler les lacunes du droit interne.
Sur ces bases, mêlant ingérence active et passive, la Cour juge que la non-reconnaissance aux fonctionnaires municipaux du droit de fonder des syndicats n'était pas « nécessaire » et que la Turquie a manqué à « son obligation positive d'assurer aux requérants la jouissances de leur droit syndicaux » (p. 126).

4) La globalisation des sources :

Pour finir sur le contrôle du respect de l'article 11 de la Convention, nous pourrions reprendre une analyse de Frédéric Sudre. Selon lui, la globalisation des sources recouvre deux hypothèses. Soit, les sources externes à la Convention servent seulement de moyens complémentaires d'interprétation. Soit, lorsque l’État partie est lié par l'un des instruments internationaux pertinents (OIT, Convention n°87), la Cour incorpore purement et simplement cet instrument à son contrôle du respect de la Convention, le respect du droit international conventionnel par l’État partie. Ici, il apparaît bien que le contrôle de conventionnalité opéré en application de l'article 11 implique la vérification du respect par la Turquie de ses obligations nées de la Convention OIT constitue une violation de l'article 11.
En bref le respect de la disposition de la Convention induit le respect d'autres textes internationaux. Cet emboitement normatif conduit à ériger la convention internationale en source du droit de la Convention européenne des droit de l'homme et la Cour européenne des droits de l'homme en cour de justice internationale.

B] La conventionnalisation rampante de la Charte sociale européenne.

1) La conventionalisation rampante de la Charte sociale européenne :

La Grande Chambre confirme dans son raisonnement la position de la Chambre dans son arrêt de 2006. La Chambre avait surtout utilisé des éléments issus du système de la Charte sociale européenne. En effet, elle s'était appuyée sur les rapports du Comité d'experts indépendants de la Charte – actuel Comité européen des droits sociaux – pour souligner le « lien organique » entre droit syndical et liberté des négociations collectives. Les juges de la Grande Chambre ne les ont pas ignorés mais ont élargi leurs perspectives. La Cour se fait le catalyseur d'un ensemble des sources internationales et européennes en matière de droit du travail, comme les conventions de l'Organisation internationale du travail, notamment la numéro 87 ratifiée par la Turquie ou encore la n° 98 ratifiée par la Turquie mais non transposée en droit interne qui est applicable quant à elle aux fonctionnaires à l'exception de ceux dont les activités sont propres à l'administration d’État.
La multiplicité des sources externes, créant de par le fait un réseau normatif que la Cour définit selon la question juridique en cause (p. 76), préserve la liberté du juge européen dans le choix des sources qu'il juge utile de mobiliser pour, combinant ces sources avec sa jurisprudence antérieure et la pratique des États parties, faire émerger - ou non, selon les besoins de la cause - un consensus (p. 85), qui vient opportunément légitimer l'interprétation qu'il retient, laissant penser à une protection face à d'éventuelle critiques contestant la conventionnalisation rampante de la Charte sociale européenne. De plus, la méthode interprétative mobilisée par les juges européens a permis de transformer des éléments non contraignants en contenu contraignant pour les États partie à la Convention.

2) L'absence de ratification :

La référence à la Charte peut être acceptable dans certaines limites, du moins lorsque les articles de la Charte visés font partie du groupe d'articles pour lesquels les États en cause ont librement choisi d'être engagés. En effet le système d'engagements de la Charte est un système à la carte, chaque État pouvant choisir les articles pour lesquels il s'engage à se sentir lié.
La Cour, non seulement, utilise les dispositions de la Charte sociale, ce qui est pour certains auteurs critiquable, mais en plus, elle se réfère à un article de la Charte pour lequel l’État en cause a déclaré expressément ne pas être engagé. La Cour a interprété l'article 11 de la Convention, en y englobant le droit de négociation collective qui n'y figure pas, à la lumière de l'article 6 de la Charte qui prévoit ce droit, tout en se référant aux décisions du Comité européen des droits sociaux, alors même que la Turquie, a certes ratifié la Charte sociale mais n'a pas pour autant choisi – comme elle en avait le droit – de retenir cet article 6. Cette manière de procéder est très contestable dans la mesure où la jurisprudence européenne force un État à respecter un engagement qu'il n'a pas pris. Enfin si une telle jurisprudence extensive était confirmé, le principe de sécurité juridique, pourtant reconnu avec force par la Cour, serait une coquille vide et le principe de subsidiarité serait sérieusement affaibli.
Le simple fait d'élargir le contenu des obligations conventionnelles, à l'aide ou non d'une source extérieure, conduit déjà à imposer aux États parties plus que ce qu'ils pouvaient attendre de leur adhésion à la Convention. Que ces instruments extérieurs aient été ratifiés par l’État défendeur ne change rien à ce constat.
Enfin, selon Nicolas Hervieu, sauf à admettre des obligations conventionnelles à géométrie variable selon qu'un État a ou non ratifié cet instrument, attendre une ratification d'un instrument par les États parties conduirait inévitablement à paralyser toute possibilité d'interprétation consensuelle.

3) L'unanimité des juges européens :

Cette tendance extensive semble bien trouver un écho au sein même de la Cour puisque l'arrêt Demir et Baykara a été rendu à l'unanimité et que les juges européens y paraissent depuis longtemps favorable. Il ne reste qu'à espérer que ce ne soit qu'un arrêt d'espèce et non le point de départ d'une jurisprudence trop extensive. En effet, cela fragiliserait l'ensemble du système européen de protection en banalisant les atteintes aux droits de l'homme et en rendant les États plus frileux quant à leurs engagements internationaux. Par ailleurs la Cour est juge (et non rédacteur) de la seule Convention européenne (conformément d'ailleurs à l'article 32-1 de la Convention) et que les dispositions de ce texte ne sont pas extensibles à l'infini sous peine de dénaturation et d'ineffectivité.

4) Une utilisation acceptable de la Charte :

Pour autant cette vision de l'arrêt n'est pas partagée par la totalité de la doctrine. En effet, selon certains auteurs, la Cour n'incorpore pas la charte sociale européenne à la convention pour former un « bloc de conventionnalité », elle n'en impose pas le respect à la Turquie qui ne l'a pas ratifié, elle s'en sert seulement pour interpréter la convention dans une perspective moderne. Il en résulte une interprétation évolutive. Et seule une telle audace est de nature à autoriser des évolutions jurisprudentielles en matière de protection des droits de l'homme salariés. La détermination nouvelle du contenu de la liberté syndicale en est la preuve.

Les suites de l'arrêt en droit européen selon H. Tissandier :

En conclusion, cette décision appelle peut-être des évolutions ou revirements de deux ordres en droit européen.
D'abord, la jurisprudence antérieure qui refusait également la reconnaissance du droit à la négociation collective refusait également d'admettre le droit de grève. Là aussi un revirement, également « préparé » par certaines décisions, doit-il être attendu? Certains juges, dans une opinion concordante sous le premier arrêt Demir et Baykara, l'affirmaient déjà : « la protection des intérêts des salariés (…) ne saurait être pleine et effective sans le droit de négociation collective et le droit de grève ».
Ensuite, on sait que le Cour a assortit la liberté syndicale d'un droit d'association négatif ce qui impliquerait « imparablement que chaque nouveau droit placé dans l'orbite de l'article 11 y arrive de compagnie avec son équivalent négatif ». Tout en posant le problème, les auteurs suggèrent habilement que le droit positif des salariés serait d'avantage protégé et l'emporterait sur le droit négatif de l'employeur. Pour autant, faut-il s'attendre à la reconnaissance d'un droit de ne pas négocier? On peut en douter, tout droit n'ayant pas nécessairement deux facettes positives et négatives, et encore faudra-t-il apprécier quelles limites la Cour fixera à la reconnaissance de cet éventuel droit et quelle marge d'appréciation elle laissera aux États.